Salma a été obligée d’éloigner sa fille de la maison depuis que ses agresseurs sont revenus dans le quartier, après leur mise en liberté provisoire (crédit : MaDemoiZell).
Salma est la maman d’Anziza, 12 ans, violée à plusieurs reprises par six adolescents, à Morini. Les agresseurs, qui ont reconnu les faits, ont été libérés, le 4 avril, après seulement trois mois de prison. Salma raconte le cauchemar qu’est devenue leur vie.
Elle s’appelle Anziza. Elle a 12 ans et est devenue, bien malgré elle, le symbole d’une justice comorienne défaillante, impuissante à protéger ses enfants. Anziza a été violée par six garçons, dont trois de son quartier, à Moroni. Chacun à leur tour, sur une période qui s’étale d’octobre 2019 à janvier 2020.
Ses agresseurs ont été identifiés, arrêtés puis placés en détention. Ils ont reconnu les faits. Mais seulement trois mois après leur incarcération, le 4 avril, ils ont obtenu une mise en liberté provisoire, sur décision du juge, et ont été accueillis en héros dans leur quartier. Anziza, encore traumatisée, n’a pas supporté. Sa mère, Salma, a préféré l’éloigner pour lui éviter de les croiser et d’avoir à affronter leurs regards. Pour l’enfant, c’est la double peine.
Salma nous reçoit dans son salon. Elle a accepté de nous parler, de livrer sa version de l’histoire, celle d’une mère meurtrie, qui ne comprend pas comment un tel drame a pu arriver à son enfant et pourquoi ses agresseurs ne sont pas punis.
Elle porte une longue robe rouge et un châle vert recouvre entièrement ses cheveux. Pendant les trois heures que dure la rencontre, elle garde les mains jointes, les doigts enlacés, les jambes croisées et les pieds entortillés autour de ses chevilles, comme pour mieux se protéger.
Au cours de l’entretien, son fils aîné fait irruption dans la pièce. Il nous demande qui sommes-nous ? Que voulons-nous à sa mère ? Lui ne veut pas témoigner, ne peut pas. « Je ne peux pas rester-là. Je ne le supporterais pas. C’est trop douloureux. Je suis désolé. » Il demande à son jeune frère de descendre pour venir soutenir sa mère. Assis, la main sur son épaule, ce dernier l’encourage : « Parle maman, raconte-leur. »
« Je connais tous ces enfants. Ils venaient à la maison, ils étaient amis avec mes garçons. Ils m’appelaient maman…
Un soir, j’entends crier à l’étage. Je monte. Je trouve le grand frère d’Anziza assis par terre, les genoux pliés, les mains sur la tête, tordu par la douleur. Ma petite fille est assise, en sanglots. Je ne comprends rien du tout. Je suis en panique. Je leur demande ce qui se passe, mais personne ne répond.
Puis mon fils me parle d’un enregistrement vocal qui raconte que ma fille a été avec six garçons. Il me parle d’un chantage. L’obligation pour Anziza d’avoir des relations sexuelles, sinon ils montraient des photos et des vidéos d’elle à sa mère. (Salma marque une pause, essaie de retenir ses larmes. Son fils n’arrête pas de gigoter sur la chaise. Il respire fort comme s’il étouffait). Je demande à Anziza de me raconter et de me dire qui a fait ça. (Elle éclate en sanglots).
La déception
Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu ? J’ai toujours aimé ces enfants. Tous les enfants de ce quartier. Je ne peux pas aimer les miens et haïr ceux des autres. Pour moi, un enfant, c’est toujours un bonheur, peu importe celui et celle qui lui ont donné naissance.
Mon fils aîné est parti en courant. Je n’ai même pas pu le retenir. Je suis restée-là, à la regarder et pleurer. A ne plus savoir quoi faire. J’ai appelé ma mère qui vit à Zilimadjou pour qu’elle vienne vite.
Anziza était devenue inconsolable. Elle paniquait et n’arrêtait pas de pleurer. Je l’ai laissée avec ma mère. Je me suis dit qu’il fallait que j’aille voir les mères des garçons, leur expliquer ce qui se passait pour que nous puissions agir. Je regrette amèrement de l’avoir fait. (Elle marque une pause).
Je suis allée voir la mère de l’un des garçons que Anziza avait désigné comme l’un de ses agresseurs. Quelle déception ! Elle m’a donné des leçons d’éducation. J’ai eu la honte de ma vie. Mais de quoi suis-je donc coupable ? Je suis rentrée seule à la maison avec ma douleur, totalement seule.
Nous avons appelé une sage-femme du quartier. Elle est venue et m’a conseillée d’emmener Anziza à la PME de Mboueni pour examen. Mon oncle nous a retrouvées retrouver là-bas et nous a dit de nous rendre à la cellule d’écoute. C’est à partir de ce moment-là que la procédure judiciaire s’est mise en marche.
A notre retour, ma mère m’apprend que le père de l’un des garçons est venu nous menacer. (Des sanglots suivis d’un long silence. Son fils se lève. Il a besoin d’air. Son frère aîné est de retour. Il s’installe debout, derrière sa mère).
Vous savez, en 2003, quand je suis venue m’installer aux Comores, je me suis sentie chez moi tout de suite. Je pense avoir donné à mes enfants l’éducation qu’il fallait. Mes deux fils travaillent. Moi, j’ai décidé de rester à la maison pour m’occuper de ma fille. Avant, j’étais employée dans une maison. Mais à chaque fois que je sortais, même si l’un de ses frères était à la maison, je n’étais jamais tranquille. Anziza n’est pas comme les autres enfants. Elle est spéciale. Elle a 12 ans mais l’âge mental d’une enfant de 3 ans. Je n’ai jamais voulu l’enfermer parce qu’elle est à part. J’ai toujours fait en sorte qu’elle se sente entière. Elle est en classe de CM2.
Mais lorsqu’elle va à l’école, il faut toujours que je prenne le numéro de taxi et le matricule. Il faut toujours que je veille à ce que l’un de ses frères aille la chercher à la sortie. J’ai engagé une enseignante pour qu’elle lui donne des cours à la maison. J’ai tout fait pour qu’elle ait une enfance normale.
Ma petite passe son temps à jouer dans le salon avec des poupées. Lorsqu’il pleut, Anziza suit la pluie avec les enfants du quartier. Elle comprend à peine ce qui se passe. Dans sa tête, elle n’est qu’une toute petite fille…
“Dans le quartier, les gens riaient, dansaient”
Lorsque les jeunes qui l’ont agressée sont allés en prison, tout le monde nous a regardés différemment. On s’est heurtés à des voisins et des amis, qui nous traitaient désormais comme des étrangers. Je suis devenue la méchante du quartier. On nous juge. On nous accuse d’avoir voulu ôter à ces enfants leur avenir. Personne ne pense à ma famille. Seuls les autres comptent.
Le jour où ils ont été libérés, tout le monde a crié de joie. Les gens riaient, dansaient. A aucun moment, ils n’ont pensé à ma fille traumatisée. Anziza était là, sur ce lit. Elle a crié lorsqu’elle a vu l’un d’eux passer devant la maison. Elle était en panique, inconsolable. Je me suis sentie la personne la plus seule au monde. Je ne savais même pas comment réagir. Je suis restée là à regarder ma fille et à pleurer jusqu’à épuisement.
Le lendemain, ils n’arrêtaient pas de passer devant chez moi, comme s’ils voulaient nous provoquer. J’ai dit à mes garçons de ne rien faire. Nous nous sommes réfugiés dans le silence, avec nos questions… Comment ont-ils pu être libérés ? Pourtant le tribunal était fermé, les audiences suspendues jusqu’à nouvel ordre à cause du coronavirus. N’y a-t-il pas de justice dans ce pays ? Si les hommes ne peuvent pas les juger, je m’en remets à la justice divine. »