La famille d’Ali Abdou refuse la thèse de la mort naturelle et dénonce un acte criminel. (Crédit : A.O. Yazid)
Article modifié le 28/02/2021 à 19 h 25 : nous avons rectifié la date de la conférence de presse qui s’est déroulé le 14 décembre et non pas le 15.
Ali Abdou, premier président du Syndicat national de journalistes aux Comores, a été retrouvé mort le 12 décembre 2020, à son domicile. Après une enquête expéditive, la justice a conclu à une mort naturelle. Des éléments troublants viennent semer le doute. La famille penche pour la piste criminelle sur fond de différend familial et dénonce un conflit d’intérêt avec le procureur de la République.
“On a tué mon fils et personne ne veut savoir pourquoi.” On lui avait déconseillé de parler, mais Attouria Djaé ne veut plus se taire. Son fils, Ali Abdou, journaliste à Al Watwan et président du Syndicat national des journalistes aux Comores, a été retrouvé mort dans son lit, le 12 décembre 2020, son corps en état de décomposition.
Pour le procureur de la République, Mohamed Abdou, il s’agit d’une mort naturelle. Il l’a affirmé lors d’une conférence de presse, le 14 décembre, après seulement deux petits jours d’enquête. Devant les journalistes amassés dans son bureau, et en s’appuyant sur le rapport du médecin ayant examiné le corps, il a déclaré : « Pour l’instant, les données nous indiquent qu’il est décédé naturellement. Tous les éléments concordent avec une mort naturelle. » Il a même avancé plusieurs hypothèses : le suicide, l’overdose de somnifères, un virus, une crise cardiaque… Une thèse que la famille réfute catégoriquement en livrant à National Magazine Comores des indices troublants. Privée d’accès au certificat de décès, au rapport médical et au rapport d’enquête, elle réclame qu’une véritable enquête soit menée.
Samedi 12 décembre, aux environs de 10 h. Mounir, le neveu d’Ali Abdou, reçoit un coup de fil de la femme de Mohamed Abdou Foundi, un des cousins de son oncle. “Mon mari cherche à joindre Ali mais il ne répond pas. Il est sur place. Il entend la sonnerie des téléphones, mais Ali ne décroche pas”, dit-elle. Mohamed Abdou Foundi est le propriétaire de la maison qu’Ali occupe à Moroni-Malouzini. Il vit en France mais est arrivé à Moroni le 5 décembre pour régler une affaire de succession. Ce matin-là, c’est lui qui va donner l’alerte.
Inquiet, Mounir, qui habite Hadudja avec sa grand-mère, cherche à son tour à joindre son oncle. Aucune réponse. Il prend aussitôt un taxi, direction Malouzini. Lorsqu’il arrive sur les lieux, la gendarmerie, le procureur de la République, les journalistes et la sécurité civile sont déjà là. Mounir comprend de suite. « Personne ne m’a parlé mais il y avait les mouches, l’odeur… C’était insoutenable. »
Mounir pénètre dans la maison. « C’est grâce à Me Fahardine Mohamed Abdoulwahid qu’on m’a laissé entrer dans la chambre où se trouvait mon oncle. Son corps était gonflé, allongé dans une mare de sang, raconte-t-il, la voix étranglée. C’était vraiment une horreur.”
Le matelas imbibé de sang et l’œil sorti de l’orbite
La dernière fois que Mounir a vu son oncle, c’était le jeudi soir, aux environs de 19 h, à la rédaction d’Al Watwan. Le jeune étudiant à l’université des Comores était venu « récupérer ses frais de déplacements », comme il le faisait régulièrement. Tout allait bien, comme en attesteront plus tard ses collègues journalistes.
Selon le procureur de la République, la mort serait intervenue le jeudi 10 décembre, vers 23 h 30. Un examen de son compte Messenger fait état d’un dernier message envoyé à une amie à 23 h 08. Le lendemain, Ali Abdou ne répondait plus aux appels.
Pas plus que les autres membres de sa famille, Mounir ne croit à la thèse de la mort naturelle. Il y a d’abord la présence du sang sur le matelas et les draps. Il assure qu’ils en étaient imbibés. Pourtant, lors de sa conférence de presse, le 15 décembre, le procureur de la République, Mohamed Abdou, avait déclaré : « Nous n’avons trouvé aucune trace de sang, ni dans la voiture, ni dans la maison. » Le matelas et les draps ont depuis disparu. « Le cousin nous a dit que des hommes en uniforme et la Sécurité civile les avaient brûlés », indique Nassabiya. Dans la famille, la question tourne en boucle : « S’il n’y avait rien à cacher, pourquoi brûler le matelas et les draps ?”.
Un témoin, présent sur les lieux le jour de la découverte du corps d’Ali, confirme. Exigeant l’anonymat, il se dit « choqué » par les déclarations du procureur. “Certes, il n’y avait aucune trace de sang dans cette maison, comme il l’a indiqué aux journalistes, mais il y en avait dans le lit et sur les draps. Votre collègue a perdu beaucoup de sang”, dit-il.
Sur des photos auxquelles National Magazine Comores a eu accès, on observe, effectivement, de façon très nette, une large auréole de sang qui part de la tête jusqu’au ventre et recouvre une grande partie du matelas. On y voit le corps d’Ali Abdou, positionné sur le côté droit, son bras droit replié sous sa tête et son poignet gauche reposant un peu en dessous de son aisselle droite.
Plus troublant encore, son globe oculaire gauche est sorti de son orbite. Le témoin interroge : “Lors de la conférence de presse, le procureur de la République a affirmé que le corps d’Ali Abdou ne présentait aucune plaie. Comment expliquez-vous ça alors ? » Il poursuit : « Vous avez déjà vu une mort naturelle comme ça ? Comment expliquer tout ce sang ? Et cette blessure à l’œil ? Il n’y a pas besoin d’avoir un doctorat en médecine pour se dire qu’il y a quelque chose de louche. Quiconque a vu le corps d’Ali Abdou, vous dira que c’est tout sauf une mort naturelle.”
Conflit familial et menaces autour d’un héritage
Que s’est-il donc passé cette nuit-là ? La mère et la sœur d’Ali évoquent l’existence d’un conflit familial autour d’un héritage foncier. Depuis plusieurs mois, Ali Abdou et ses cousins de la branche paternelle se disputaient l’attribution d’un champ. « Nous sommes en conflit avec nos cousins depuis quelque temps. Ils veulent prendre la partie que nous a léguée notre père, sous prétexte qu’aux Comores ce sont les femmes qui héritent mais pas les hommes. Selon eux, c’est leur mère qui devait tout avoir mais pas notre père. Ali se battait contre eux pour régler cette affaire”, explique la sœur, le visage empreint de tristesse.
Ali occupait la maison de l’un de ses cousins, le même qui a donné l’alerte. Ce dernier lui avait demandé de partir. Le journaliste avait commencé à déménager ses affaires. “Il avait presque tout envoyé chez notre mère à Moroni Hadudja”, témoigne la sœur devant sa mère qui confirme.
Les deux frères, qui vivent en France, étaient de retour pour quelques jours à Moroni pour régler cette affaire. Ils avaient rendez-vous le 9 décembre avec le chef religieux (Cadi) de la région de Hamahamet, Aboubacar Abdou Mohamed, pour prêter serment dans le cadre de l’attribution de l’héritage. « Il fallait qu’ils jurent 50 fois sur le Coran”, raconte Nassabiya. Le chef religieux leur a donné raison. Dans une copie du jugement que s’est procuré National Magazine Comores, on lit : « Le terrain de Hachéha reste une propriété des enfants de Dhoihara Ali (…) et peuvent l’utiliser comme ils jugent nécessaire. Allah est témoin de ce que je dis. »
Un procureur juge et partie
Quelques jours auparavant, le 4 décembre, une réunion familiale avait été organisée pour “voir si nous pouvions trouver une entente avant que cette affaire n’aille trop loin”, explique Nassibiya, qui rapporte la scène. « Aucun accord n’a été trouvé. Face aux divergences, le ton est monté. Les deux frères ont déclaré : « Vous n’avez aucun droit sur ce terrain donc nous allons le prendre.” La réplique d’Ali Abdou a été sans appel : “Si vous déshéritez ma sœur, il faudra que la vôtre dégage de là où elle vit, car c’est ma sœur qui lui a donné le terrain. »
Aujourd’hui, alors que l’enquête semble bouclée pour les autorités – ce que confirme une source proche du dossier – c’est l’incompréhension et la colère qui dominent chez les membres de la famille d’Ali Abdou. « Comment a-t-on pu conclure si vite à une mort naturelle malgré tous les indices contraires ?” Ils dénoncent un conflit d’intérêt avec le procureur de la République, un intime de la famille des cousins. “Comment le procureur de la République, Mohamed Abdou, a-t-il pu se prononcer sur cette affaire sachant qu’il est le bras droit de l’oncle de nos cousins ? Ils sont comme des frères. Pourquoi ne s’est-il pas désisté ? »
Face à toutes ces questions, les proches du journaliste veulent maintenant des réponses.